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12/03/2014

ARGENTINE : LE TEMPS DES TORTURES (exclusif) (3)

Joko, Martina Chavez, prisonnière, tortureUn système hautement militarisé et basé sur la terreur

À l’arrivée au pénitencier de Villa Gorriti la majorité d’entre nous n’était pas sous le coup d’une accusation formelle, ni n’avait aucun procès judiciaire en cours, étant seulement mises à disposition du PEN, le Pouvoir Éxécutif National militaire (Poder Ejecutivo Nacional), par la sécurité de l’État.

La première mesure prise par les militaires sera de nous maintenir isolées dans une totale mise au secret. En effet, avec le coup d’état militaire, le 24 mars 1976, l’objectif principal sera d’instaurer un système basé sur la terreur, dans le but d’anéantir physiquement et mentalement les prisonniers et prisonnières politiques, en faisant régner la terreur entre ceux d’entre nous qui jusqu’alors avions survécu.

Le personnel pénitentiaire était constitué d’employés recrutés au sein même du service pénitentiaire et au sein de la Gendarmerie. Le service d’intelligence militaire provenait lui des officiers des services secrets fédéraux. Tous les secteurs de la sécurité étaient passés au service de la répression et participèrent au projet militaire.

Système d’isolement

Le régime de « dangerosité maximale » consista à mettre en pratique une politique d’isolement absolu, d’isolement total de l’extérieur comme entre nous autres à l’intérieur de la prison : ceci car se préparait le coup d’état militaire. Seront suspendues les récréations quotidiennes, les visites des membres de la famille, la correspondance.

On interdit l’entrée des journaux, de livres et de n’importe quel autre élément qui aurait pu nous aider à supporter l’isolement et comprendre ce qui était en train de se préparer. On interdit tout contact entre nous, toute fonction sociale en relation avec la vie : parler, rire, chanter, écrire, partager un maté, crier, pleurer, l’hygiène et la propreté personnelle. Est interdite toute activité manuelle.

Ils nous disaient constamment : « vous êtes vivantes mais vous sortirez folles d’ici ». Les premiers jours de notre arrivée au pénitencier de Villa Gorriti, une gardienne nous donnait la permission de prendre des moments de récréation pour que nous puissions parler dans la petite cour intérieure, mais ce « privilège » fut de courte durée. De temps en temps ils nous faisaient sortir une heure et nous distribuaient aux extrémités de la cour sans nous permettre de nous parler.

Une politique basée sur la terreur et la destruction psychologique et physique

À l’intérieur de la prison régnait un système d’insécurité permanente à cause des fouilles et des entrées par surprise dans nos cellules, qui avaient pour but de nous briser en tant que groupe social d’opposants politiques.

À peine étions-nous arrivées que les autorités du pénitencier nous dirent : « À partir de maintenant nous vous garantissons plus votre intégrité physique ; vous restez à disposition des autorités militaires ». En sus d’aller chercher des compagnons pour les fusiller, nous furent appliquées toutes sortes de tortures psychologiques, privations d’aliments et d’hygiène, et il régna un absolu abandon médical.

Tout ceci fut appliqué de manière constante. Seules quelques gardiennes avec lesquelles nous étions parvenues à établir une relation plus humaine, nous octroyaient la possibilité de nous rassembler et parler de temps à autre, avec la peur permanente que ce « privilège » ne se perde, à tel point que nous en vînmes à protéger ces gardiennes. Lorsque nous entendions les bruits métalliques nous nous enfermions, nous sortions le bras par la partie supérieure de la porte qui était munie de barreaux, et mettions nous-même le cadenas.

Nos bras s’en étaient allongés. D’une certaine manière nous mettions à profit l’ignorance du personnel pénitentiaire qui ne comprenait pas ce que représentait réellement le projet militaire.

Un système d’insécurité permanente

Le calme apparent et organisé qui avait régné dans la prison du Bon Pasteur fut remplacé à Villa Gorriti par les bruits métalliques des grilles, des cadenas, les allées et venues incessantes des bottes. Peu de temps après notre arrivée au pénitencier surgit un commando proférant des menaces et des insultes, ils nous font sortir des cellules les mains au dos, et avec l’ordre absolu de ne pas regarder ni parler, car ils avaient soi-disant découvert une cache d’armes dans la cour de notre pavillon.

Ils nous sortent de nos cellules, nous mettent dans l’autre aile du pavillon, dans des cellules individuelles et totalement vides, et nous sommes restées là jusqu’à la fin de l’opération. Ce jour-là la petite cour qui de temps à autre nous servait de récréation et de lieu de contact avec les prisonniers de droit commun se retrouva sens dessus dessous, retournée avec pics et pelles, les jeunes soldats retournèrent complètement la terre. Je n’ai jamais su ce qu’ils cherchaient.

À priori ils cherchaient des armes, car quelqu’un avait fait courir le bruit que se préparait une évasion. ¿Cela pouvait-il servir de prétexte pour nous apeurer encore plus ou nous appliquer la « loi de fuite ?» Je n’ai jamais réellement su quel fut le vrai motif de toute cette opération.

Une nuit pénètre par surprise un groupe de militaires disposé à nous terroriser, renversant tout sur son passage, nous menaçant. Ils nous contraignent à sortir de nos cellules les mains au dos, nous poussent, nous donnent l’ordre de nous jeter au sol sur le ventre, ils nous recouvrent avec des couvertures pour que nous ne puissions voir les visages de ceux qui étaient là.

Nous sommes restées ainsi tout le temps qu’ils mirent à fouiller nos effets, si bien qu’à la fin rien n’était plus à sa place. Comme nous étions au sol ils nous piétinèrent, nous insultèrent, le vacarme de cette barbarie nous rendit muettes. Las planches qui nous servaient de lit étaient retournées, les matelas éventrés. Après cet épisode tout n’était que désolation, notre espace avait de nouveau été détruit et suspendu dans le temps.

Ces opérations ne duraient pas longtemps mais pour nous qui étions entre leurs griffes, elles nous paraissaient une éternité. Le maté gisait éparpillé sur le sol, nos dessous exposés sur la voie publique… Et de cette façon aussi notre propre intimité. Ils arrivaient pour nous terroriser et nous déposséder de notre identité.

Méthodes de contrôle

L’une des méthodes de contrôle était les fouilles comme ce que j’ai décrit plus haut. Elles se faisaient par surprise et dans un climat de peur, de jour comme de nuit, avec comme but de terroriser chaque fois plus et de détruire l’espace que, à force d’imagination, nous avions réorganisé après la fouille précédente. Contrôler et perturber le cycle du sommeil allait de pair avec le déséquilibre émotionnel, qui était déjà assez fragile avec les entrées par surprise, les transferts, les nouvelles de d’exécution par fusillade de compagnons d’autres prisons et l’incertitude de ne rien savoir sur nos vies.

Vivrons-nous ? Allons-nous mourir ? Ces questions s’entremêlaient dans nos esprits déjà épuisés de tant avoir à supporter. Chacun de nos actes était soumis à l’observation systématisée des propres services de renseignement ou des gardiennes de service. Pour cela ils utilisaient le rapport quotidien à chaque relève de quart, dans lequel ils consignaient non seulement notre comportement mais aussi tout incident qui pouvait se produire du fait de notre enfermement. Lors de cette période il y eut différentes tentatives de suicide et de crises de nerfs comme produit de l’enfermement et de l’incertitude.

Nous ne recevions plus de lettres de nos familles ni aucune nouvelle de l’extérieur qui eussent pu nous permettre d’avoir une idée de ce qui allait advenir de nos vies. L’isolement était absolu et nous commençâmes à sombrer dans le désespoir. Comme toute expression d’affection entre nous autres était sanctionnée, nous devions supporter dans la solitude notre incertitude. Ainsi s’accomplissait au pied de la lettre le projet d’extermination que le Plan Condor avait programmé dans le Cône Sud.

A suivre.....