WIFREDO LAM, PEINTRE CUBAIN
08/02/2016
Pour comprendre Wifredo Lam (1902-1982), aujourd'hui exposé au Centre Pompidou, il faut recenser les tickets de bateau, cartes d'embarquement, billets de chemin de fer, visas par centaines de ses nombreux voyages entre l'Ancien et le Nouveau Monde soixante ans durant. Cubain de naissance, citoyen du monde dans l'âme, le peintre est à l'origine d'une œuvre métissée unique, fruit de ses déplacements perpétuels et de ses rencontres tout autour du globe. Poètes, intellectuels, artistes des mouvements d'avant-garde, cubistes, surréalistes, membres de Cobra, ou tenants de l'action painting... il les a tous fréquentés.
Entre Occident, Afrique et Caraïbes
« Tropical, mais d'où ? » résumait l'écrivain français Michel Leiris à son propos. Sur les photos de sa trentaine, son visage paraît familier. Cette silhouette mince, ce charme androgyne rappellent... Michael Jackson époque Beat it ! Hasard prémonitoire, Lam peint à partir des années 1940 des êtres longilignes hybrides, pâles et vaguement inquiétants, dont la gestuelle mécanique forme une chorégraphie fascinante... A la fin de sa vie, Wifredo Lam ressemblera plutôt à Nelson Mandela. Ils ont en commun la grâce absolue et le combat pour l'égalité du peuple noir. Changer l'humanité, « je ne pourrai peut-être pas le faire dans la vie, mais je peux le faire en peinture », répétait-il.
Wifredo Lam, né Wilfredo, a perdu un « l » dans la case d'un formulaire administratif en Espagne, où il débarque à l'âge de 20 ans pour faire les beaux-arts. Il adopte aussitôt ce nouveau prénom, une assimilation parmi tant d'autres dans sa world culture en perpétuelle évolution, où se mixent le modernisme occidental, l'héritage africain et la culture caribéenne. Dans ses veines coule du sang mêlé, celui d'un père chinois commerçant et écrivain public venu de Canton, et d'une mère mulâtresse, descendante d'esclaves Kongo et d'aventuriers espagnols. L'enfant est élevé dans la religion catholique. Sa marraine, grande prêtresse de la santeria, « le vaudou cubain », l'aurait pourtant bien vu devin et guérisseur. Wifredo préférera artiste — ce qui n'est peut-être pas si éloigné.
Le “neveu” de Picasso
Musées, cafés, politique, Velázquez, Goya, le Greco, Bosch... A Madrid, le jeune étudiant engrange tout. A ce stade, ni l'Afrique ni la Caraïbe ne poussent leurs cornes à la surface de ses toiles avides d'art occidental. Trop tôt. Il se marie et devient père d'un petit Wilfredo, avec un « l ». En 1931, femme et fils sont emportés par la tuberculose, drame qui le hantera toute sa vie. La guerre civile survient. Engagé du côté républicain, Lam est gravement intoxiqué par les produits chimiques de l'usine d'armement où il travaille. En 1938, il réussit à gagner la France alors que les troupes de Franco avancent. Dans sa poche, quelques toiles soigneusement roulées, et une lettre de recommandation du sculpteur Manolo Hugué, un intime de Picasso, à la porte duquel vient toquer le Cubain.
« Je crois que tu as de mon sang en toi. » Le petit jeune — qui dépasse d'une bonne tête son aîné — est sitôt adopté. L'Espagnol l'appelle « mon neveu », le colle dans les pattes de Michel Leiris, ethnologue au tout nouveau musée de l'Homme, pour l'initier à la sculpture nègre. Picasso, qui cherche par le primitivisme à remonter aux sources de l'art, est fasciné par le sang noir de Lam, occultant au passage sa moitié asiatique. Durant cette période, la peinture de celui-ci se peuple de visages oblongs aux yeux vides et de silhouettes totémiques. « Il a le droit, lui, il est nègre », jalouse Picasso en plaisantant. Et de l'introduire dans son cercle, soit tout ce que Paris compte d'artistes, de galeristes et d'intellectuels. Parmi eux, Georges Braque, Fernand Léger, Joan Miró, Paul Eluard ou Pierre Loeb, qui lui organise sa première exposition en France. Les surréalistes tiennent alors à Paris le haut du pavé, mais c'est à Marseille, quand la guerre éclate, qu'il les fréquente de plus près. En mars 1941, Lam embarque, comme Lévi-Strauss ou André Breton, sur le fameux bateau emmenant l'intelligentsia française à New York. Un mois plus tard, escale en Martinique. Breton et lui font par hasard la connaissance d'Aimé Césaire. Coup de foudre amical qui va durer toute leur vie, assorti d'une prise de conscience de l'indispensable reconquête identitaire du peuple métis, sur fond de forêt tropicale enchanteresse.
Diables cornus et femmes aux seins de figue
Sans visa pour les Etats-Unis, Lam doit débarquer à Cuba en 1941. Retour à la case départ, après dix-huit ans d'absence. Le choc est rude. Sous le régime de Batista, le pays est devenu le lupanar de l'Amérique et La Havane, un tripot où résonnent la rumba et le mambo. Les campagnes suintent la misère, la malnutrition, la mendicité. Mûri en Europe, l'art de Lam explose dans un remplissage prolifique de la toile. Diables cornus, spectres à bouille ronde, femmes aux seins de figue et aux fesses de pamplemousse, les forces de la santeria refont surface puissamment pour inciter les Noirs à sortir de leur asservissement. En 1943, il peint son chef-d'œuvre, La Jungle, acheté peu après par le Moma de New York. La toile fait scandale. Des personnages longilignes aux mains comme des battoirs et aux pieds arrimés au sol, figures de divinités inquiétantes, surgissent, menaçants, d'un entrelacs de bambou bleu. Scène nocturne de transmutation et de possession, dans le maquis où se cachaient autrefois les esclaves en fuite, et où vivaient les esprits. « Ma peinture ne serait pas l'équivalent d'une musique pseudo-cubaine pour dancings, jamais. Pas de cha-cha-cha ! Je voulais de toutes mes forces peindre le drame de mon pays, mais en exprimant à fond l'esprit des Nègres, la beauté plastique des Noirs. Ainsi, je serais comme un cheval de Troie d'où sortiraient des figures hallucinantes, capables de surprendre, de troubler les rêves des exploiteurs », explique-t-il à Max-Pol Fouchet en 1976.
Wifredo Lam retournera en France en 1952, séjournera régulièrement à Cuba, solidaire de la révolution castriste. De Caracas à Manhattan, où il souhaite s'établir mais n'obtiendra jamais les papiers nécessaires, du Brésil à la Suède, d'où est originaire la mère de ses fils, du Mexique à l'Italie, où il a acheté une maison dans un village de céramistes, l'artiste décline le vocabulaire plastique inventé lors de son retour en terre natale, en adoucissant peu à peu la charge émotionnelle. Dessins et gravures à la calligraphie fabuleuse (héritage de son chinois de père ?), peintures saisissantes aux personnages accrochés de tous les côtés du tableau, comme des chauves-souris, céramiques éruptives où dépassent les cornes des dieux de la santeria, son univers fantastique peuplé de personnages à tête de cheval, raie manta ou poisson-scie, n'est pas sans rappeler le monde hilarant des monstres des dessins animés Pixar. Avec Lam, pas de cha-cha-cha, mais de l'humour et des divinités déjantées.
Les commentaires sont fermés.