ARGENTINE : LE TEMPS DES TORTURES (exclusif) (2)
06/03/2014
Nous négocions quelques améliorations avec la conviction que nous devions, en premier lieu, rompre l’isolement qu’avait déjà imposé le régime et, en second lieu améliorer notre condition de vie à l’intérieur de la prison, réclamant plus de nourriture car celle-ci était insuffisante.
Nous sollicitâmes aussi l’autorisation de réaliser quelque activité manuelle pour ne pas oublier que nous étions des êtres humains, enfermés mais vivants. Comme la conjoncture se prêtait encore à cela, nous demandâmes à pourvoir lire un journal : Pregón.
Il s’agit d’un journal local qui véhicule l’idéologie des différents gouvernements en place, c’est-à-dire de l’oligarchie terrienne de la région.
Nous demandâmes également la possibilité de regarder la télévision, bien que sachant que le contenu des programmes n’allait pas subvertir l’ordre établi. Celles qui le pouvaient recevaient des visites, quelques colis et des vêtements. Je ne me souviens pas que nous avons porté l’uniforme. Peu à peu, les sœurs accédèrent à nos réclamations.
Au Bon Pasteur se retrouvaient des compagnes (compargnes) qui étaient maîtresses d’école, et leurs syndicats nous faisaient parvenir des paquets, avec des choses et d’autres qui nous aidaient à améliorer notre vie quotidienne.
En général nous bénéficiions d’une récréation le matin, et lavions nos vêtements. Une personne extérieure venait nous enseigner la couture ou le tissage, étant donné que nous devions en principe sortir de là préparées à nous occuper d’une maison et non faire de la politique. Telle était, à grands traits, la politique instaurée dans la prison du Bon Pasteur.
Nous sommes restées là entre 6 à 7 mois., plus ou moins. Ce fut durant cette période, en 1975, que Dora Weisz et son mari conçurent leur fille « Poti », comme résultat d’un régime carcéral similaire à celui des prisonnières sociales. La visite de l’épouse et vice-versa au détenu était possible. “Poti” Martina, c’est ainsi qu’ils la nommèrent, allait naître en octobre de cette année-là.
Le transfert vers le pénitencier de Villa Gorriti
En novembre 1975 nous, les prisonnières politiques, sommes regroupées dans des lieux considérés comme de sécurité maximum. Le pénitencier de Villa Gorriti a fait partie de ce projet. Un jour les forces militaires répressives vinrent nous chercher.
Ils firent irruption violemment avec un grand déploiement de force dans la prison du Bon Pasteur, vociférant, criant, nous menaçant, employant un langage belliqueux digne de l’École des Amériques (Escuela de las Américas), sans nous laisser le temps de la moindre réaction. Les cris continuaient, donnant des ordres : « les guérilleras par ici, et les prisonnières de droit commun par là ». Ils enfermèrent les prisonnières « sociales » dans la salle qui nous servait de cantine, pour empêcher qu’elles voient ce qui se passait.
Au travers des vitres je vois les prisonnières « sociales » qui pleurent. Je me souviens surtout de Guillermina, à qui je souhaite rendre un hommage, car l’affection que nous avons partagée dans cet enfermement l’a aidée à supporter la solitude ; car je me sentais terriblement seule les premiers temps, seule face à l’adversité, car je me doutais que mes parents n’allaient rien pouvoir faire, je les savais résignés, fatigués, et fondamentalement coupés de ce système qui les avait exclus pour toujours de leur culture basée sur le respect de leur terre, que l’oligarchie terrienne avait épuisée avec tant de voracité (Chávez, 1996 : p. 75).
Une à une nous montâmes vers nos cellules pour préparer nos effets, ceux qui pouvaient encore être sauvés du cyclone, le peu qui nous restait de notre identité comme personnes.
C’est ainsi que nous accrochions à des objets invraisemblables, voulant les transformer face à l’incertitude dans laquelle ils nous avaient plongées. Chacun avait sa valeur propre, les poupées aux jambes allongées que nous avions fabriquées avec tant d’amour, et n’importe quel objet auquel nous nous étions attachées pour continuer à rester en contact avec la vie. Toute notre existence se circonscrivait à ces objets inertes qui recouvraient vie dans ces circonstances-là. Nous les emportions avec nous vers un destin incertain. L’opération dura entre 10 et 15 minutes.
Ils nous ordonnent de nous rendre jusqu’à la cour par une porte dérobée, non par la porte principale, ils nous font sortir en file et l’une après l’autre, nous font monter également une à une dans le fourgon militaire qui était pourvu de cellules individuelles. Avant de monter une de nos compagnes demande à la mère supérieure qu’elle nous dise quelle allait être notre destination.
La seule chose que nous obtînmes en guise de réponse fut l’acquiescement de cette dernière aux militaires. Notre demande aux bonnes sœurs resta vaine. Après quelques détours sur la route, nous arrivâmes à la prison de Villa Gorriti, qui est une prison pour hommes de droit commun. Ils en avaient aménagé une partie pour les prisonniers politiques hommes et femmes. Les militaires avaient vidé toute une aile de cette prison pour y concentrer les prisonniers politiques… Nous fûmes transférées au secteur réservé aux femmes, nous nous retrouvâmes séparées, une par cellule, les fenêtres complètement occultées par des planches de bois clouées (Parejo R. 1996: 188).
À partir de ce moment, notre condition d’êtres humains allait changer définitivement, et aussi ma perception de ce qu’est un être humain et de la valeur de la vie. À l’arrivée au pénitencier nous passâmes de nouveau par une fouille et un contrôle d’identité, ce qui était déjà pour nous une routine, comme s’il n’était déjà pas suffisant d’être entre leurs mains. C’est là aussi que commencent les spéculations sur les causes de ce transfert. Aucune parmi nous n’aurait pu imaginer que c’était seulement le commencement de la fin pour beaucoup d’entre nous.
Alors que nous étions encore au Bon Pasteur nous avions appris que 26 compagnes de Córdoba s’étaient évadées, et nous pensions que c’était pour cela que l’on nous avait transférées. Nous avions également appris les exécutions par fusillade, celles de Salta à Palomitas, celle du Chaco à Margarita Belén, en application de la « loi de fuite », que consistait en faire croire à l’opinion publique que le prisonnier politique voulait s’évader et que des groupes armés s’affrontaient pour les sauver, et que c’est pour cette raison qu’il y avait des affrontements.
En mon for intérieur j’ai pensé que nous pouvions subir le même sort. [De toutes les prisons d’Argentine les moments culminants furent les assassinats survenus dans les prisons de Córdoba, plus de trente détenus en un laps de temps de six mois, celle de Resistencia avec vingt-quatre détenus sortis du pénitencier et assassinés à Margarita Belén en l’espace de quarante jours, et à La Plata neuf détenus en différentes occasions, pour ne citer que les cas majeurs de répression] Ces nouvelles augmentaient en nous le sentiment d’insécurité et de détresse.
A suivre....
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